Comme à l’accoutumé, à notre arrivée au bureau, à l’Université de Leiden, ce Jeudi 2 Avril 2015, nous prîmes le soin d’appeler un de nos amis, A.B.D., de Booni (voir la carte du cercle de Douentza ci-dessous) pour nous enquérir des nouvelles du Hayré en général et de nos amis pasteurs nomades du campement de Serma en particulier. Par coïncidence, il était, lui aussi, sur le champ de nous appeler puisqu’il avait une nouvelle qui n’était pas reluisante à nous raconter. Il commença à nous parler d’une attaque qui aurait lieu à Boulikessi, un campement peul situé à environ 150 km à l’Est de Booni vers la frontière Burkinabè, contre les forces de sécurité. Nous étions très intéressé à connaître les détails sur cette attaque de Boulikessi. Depuis quelques mois déjà, nous nous intéressons aux dynamiques sécuritaires et conflictuelles dans la zone de Boulikessi (Seeno Mango). Nous avons fait la connaissance du chef de ce village, un des rares leaders parmi les pasteurs nomades de cette zone, en septembre 2014 dans la foulée de l’organisation d’un forum de l’Association Dewral Pulaaku à Serma (campement situé à 26 km au sud-est de Boni) sur la réconciliation. En assoiffé d’informations, nous commençâmes à lui poser des tas de questions sur la nature de l’attaque, le nombre de victimes, les menaces sécuritaires dans la zone, les perceptions des populations sur ces genres d’attaque etc.
L’attaque sur Boulikessi : une attaque djihadiste ou rebelle ?
A.B.D. n’était malheureusement pas en mesure de répondre à toutes nos questions puisque la zone de Boulikessi n’est pas couverte par le réseau de téléphonie mobile et il fallait attendre deux à trois jours supplémentaires pour avoir plus d’informations espérant qu’un ressortissant de ladite localité se déplacerait sur Booni ou appellerait pour donner d’amples informations sur ce qui s’est passé dans ce village. Depuis 2008, date de l’avènement de la téléphonie mobile dans la commune de Booni, les pasteurs nomades ont saisi l’opportunité que leur offrait la téléphonie pour se connecter au monde. Ils informent et s’informent au quotidien sur les actualités politiques, sécuritaires, économiques et sociales (Sangaré, 2009 ; Keïta & al. 2015). « La téléphonie mobile a été d’un apport inestimable pendant la période d’occupation de la zone en 2012 puisqu’elle nous a permis de rester quotidiennement en contact avec nos parents et amis», nous disait un de nos interlocuteurs en Août 2013 à Serma.
En tant que chercheur dans la zone depuis quelques années déjà, nous disposons d’un réseau élargi et diversifié d’informateurs qui ne sautent sur aucune occasion pour nous mettre au diapason de l’actualité dans leurs zones. Ainsi, nous avons tenté de rentrer en contact avec d’autres personnes pour pouvoir comprendre davantage sur la triste information qui nous venait d’être livrée. La plupart des personnes que nous avons eue au téléphone soutenait l’hypothèse selon laquelle l’attaque serait commise par des mouvements rebelles du nord qui auraient l’ambition de reprendre encore Boulikessi. Nous rappelons que Boulikessi est une zone enclavée avec une position stratégique puisque située à quelques encablures de la bande d’Agacher (frontière avec le Burkina) et ayant été occupée par les mouvements rebelles de « l’Azawad » après les évènements du 21 mai 2014 à Kidal. Elle a été reconquise par l’armée malienne avec le soutien de la milice Touareg (GATIA) en Août 2014.
L’hypothèse selon laquelle l’attaque aurait été commise par les rebelles pro-Azawad semblait nous convaincre. D’après ce que nous avons lu dans la presse malienne, le refus de paraphe de l’accord d’Alger par la CMA (Coordination des Mouvements de l’Azawad) n’augurait rien de bon sur l’évolution de la situation sécuritaire au nord du Mali. Les presses soutiennent que l’Etat malien devrait s’attendre à une tentative d’intimation par ces groupes rebelles à travers la violation du cessez-le-feu signé le 23 mai 2014 à Kidal entre l’Etat malien et les mouvements de l’Azawad. Cette même actualité a nourri les discussions sur les réseaux sociaux ces dernières semaines ; nous avons suivi sur plusieurs pages sur facebook d’intéressantes discussions entre les internautes sur les accords d’Alger.
Curieusement, les attaques terroristes se sont intensifiées depuis début Avril dans la région de Gao (Gao ville, Ansongo etc.) et de Mopti (Boulikessi, Boni etc. Ont-elles des liens avec les négociations politiques entre le gouvernement malien et les mouvements de l’Azawad ? Pourquoi c’est en prélude du paraphe des accords d’Alger par la CMA que ces attaques s’intensifient dans le nord du pays y compris dans le cercle de Douentza (Hayré) ?
A la suite du combat qui a opposé les assaillants aux forces de sécurité présentes à Boulikessi, trois (3) assaillants ont été abattus par les forces de la gendarmerie visées par l’attentat et deux d’entre elles ont été arrêtés et conduits en prison à Sévaré-Mopti (chef lieu de région). D’après les informations officielles recueillies auprès des autorités sécuritaires de la région, l’attaque sur Boulikessi aurait été commise par des djihadistes. Les assaillants seraient des « djihadistes » recrutés par un imam local pour commettre cet acte terroriste. Si ces informations s’avèrent réelles, il y a lieu de se poser certaines questions :
- Quelle était la motivation de ces jeunes peuls pour pouvoir s’engager dans de tels actes terroristes et suicidaires ?
- Cette attaque aurait-elle un lien avec le Mouvement pour la libération du Macina ?
- Peut-on insinuer que l’attaque sur Boulikessi est une démonstration de force des mouvements djihado-terroristes (AQMI, Al-Mourabitoune, MUJAO etc.) présents au nord du Mali ?
La terreur s’abat sur le village de Booni
Deux jours après l’attaque sur Boulikessi, Booni a été à son tour attaqué par des « individus inconnus », cagoulés, venus à motos et possédant des Kalachnikovs. Le Lendemain matin, 04 Avril, nous apprîmes la nouvelle sur RFI lors du journal d’Afrique matin. Confus puisque croyant que c’était une mauvaise interprétation de l’attaque du 1er Avril s’étant déroulée à Boulikessi. Nous contactâmes, cette fois-ci, une source officielle, un gendarme de la Brigade de Booni, pour avoir la confirmation de cette information Il nous raconta la scène : « En moins de 72h, nous venons de subir deux attaques. L’attaque d’hier a eu lieu aux environs de 18h. Nous avons été ciblés par des assaillants motorisés qui ont pendant une dizaine de minutes tiré sur nous à la Brigade. Notre réplique ne s’est pas fait attendre, nous les avons repoussés mais nous étions très prudents puisque la Brigade se trouve au cœur du village et nous craignions pour la sécurité des habitants du village. Malheureusement, nous déplorons la mort de deux populations civiles dans cet incident. Pour l’instant, nous n’avons aucune piste nous permettant de connaître l’identité des assaillants. Est-ce que ce sont des rebelles, des djihadistes ou des bandits ? Nous ne savons rien sur eux maintenant mais ce qui est sûr, nous allons entamer nos enquêtes et serons bientôt en mesure de donner plus de précisions sur cette affaire »
Tout serait minutieusement préparé par les assaillants. L’attaque a eu lieu vers le crépuscule (à la tombée du soleil) au moment où tout commence à être calme dans le village et que les habitants aient rejoint leurs familles pour faire la prière de Maghrib (entre 18h30 et 19h) et dîner en convivialité. Ils ont, selon nos témoins, ciblé la Brigade Territoriale de la gendarmerie de ladite bourgade puisqu’ils ont commencé à tirer quand ils étaient en face de ladite Brigade. La scène n’a duré qu’une dizaine de minute et ils ont fait deux victimes civiles.
Nous avons communiqué avec deux autres habitants de Booni qui nous ont témoigné sur la terreur que l’attaque ait causée dans la nuit du Vendredi au Samedi. Selon eux, la nuit a été très longue pour eux et tout le village était choqué après avoir appris le décès de deux civils innocents. Ils ont cru toute la nuit que les assaillants pourraient revenir attaquer le village encore et personne n’osait sortir de chez lui jusqu’au petit matin. Selon un témoin « Tellement qu’on avait peur, personne n’osait sortir cette nuit même pour aller aux toilettes. Nous connaissons très bien les victimes et déplorons énormément leur mort. Nous prions pour le repos de leurs âmes. Personne d’entre nous n’est épargné par cette barbarie. Ça pouvait être moi ou un parent proche à moi. Il est vraiment grand temps que l’Etat et ses partenaires prennent leur responsabilité pour assurer la sécurité des populations du nord et leurs biens.»
L’Etat malien, supposé être le garant de la sécurité des populations civiles maliennes, se trouve être affaibli par la rébellion et le coup d’Etat de 2012. En plus des rebelles, il fait fasse à des nouveaux ennemis, terroristes et djihadistes, avec une puissance de frappe très importante. Il est également important de souligner le fait que le conflit de 2012 ait contribué à changer les discours sur l’identité territoriale. Maintenant, les populations du Hayré (administrativement situé dans la région de Mopti) n’hésitent plus à se désigner comme faisant partie du nord du pays puisqu’ayant été occupées par les rebelles du MNLA et les djihadistes du MUJAO au même titre que les autres localités du nord. Cette forme nouvelle de se revendiquer du nord par les populations du Hayré est stratégique et se « labellise » dans la logique des organisations intervenant au nord du pays. C’est une manière pour ces populations de réclamer à l’Etat et aux Organisations Non Gouvernementales (ONG) ce qui est leur dû en termes d’aides humanitaires et d’appuis à la reconstruction dans un contexte de post-conflit au nord.
Les arrestations des pasteurs nomades de Boulikessi et de Serma par les forces de sécurité
A notre grande surprise, nous reçûmes de A.B.D., dans la nuit du 07 Avril à 22h 54, le texto suivant sur notre téléphone mobile : « S’il vous plait rapal moi l arme malienne viens d arreter Plusieurs Personnes a Serma y compris Adou djegorou et sa famille », signé A.B.D.
En décortiquant le contenu de ce message, il révèle d’importants éléments d’analyse dans sa forme comme dans son fond. Ce message nous a été envoyé par un de nos informants semi-lettré qui ne nous envoie pratiquement pas de message (sms). Pourquoi a-t-il choisi de communiquer cette fois-ci par sms ? Est-ce que par manque d’unité de recharge pour appeler ? Est-ce qu’un choix délibéré pour que nous puissions transférer ce message authentique à des collègues, amis et connaissances pour les alerter sur la situation qui prévaut dans le Hayré ? Ou est-ce qu’il faisait simplement tard et que notre informant ne voulait pas nous perturber avec un appel téléphonique ?
Effectivement, le lendemain après vérification de l’information auprès d’autres personnes, nous apprîmes l’arrestation de dix huit (18) pasteurs nomades de Serma et une autre vingtaine de Boulikessi accusés d’être présumés coupables ou complices dans les attaques sur les deux localités. Parmi les personnes arrêtées, plusieurs de nos connaissances de Serma dont notre tuteur, Ahmadou Diallo dit Adou Djigorou (chef de tribu des pasteurs nomades de Serma et leader de l’Association Dewral Pulaaku du Cercle de Douentza), et Ibrahima Mamadou Diallo dit Boura Ba (secrétaire administratif de l’Association Dewral Pulaaku du cercle de Douentza). Accusés d’être impliqués dans l’attaque de Boni, ils ont été gardés à vue (emprisonnés) à la Brigade Territoriale de Booni pendant 72h. Après des interrogatoires et des intimidations, treize personnes parmi les détenus de Serma ont été libérées après avoir été rançonnées.
Cinq des détenus de Serma (trois jeunes et deux Sexagénaires) ont été conduits à Sévaré, le 11 Avril, par des gendarmes et des militaires pour des enquêtes approfondies. A leur arrivée à la légion de la gendarmerie de Sévaré, les trois jeunes ont été « coffrés » et les deux sexagénaires maintenus en garde à vue. Le 13 Avril, les deux leaders nomades ont été libérés mais les jeunes sont toujours en prison. Ils sont accusés de faire partie des « bandits » ou « djihadistes » ayant attaqué la Brigade de Booni le 3 Avril. Quelle preuve l’armée, en l’occurrence la Brigade, détenait contre eux ? Pourquoi n’ont-ils pas libérés au même titre que les autres accusés ?
Nous avions commencé à nous intéresser à leurs profils et à faire des investigations auprès des autoritaires sécuritaires de la région de Mopti pour mieux comprendre pourquoi étaient-ils toujours maintenus en prison ? Aux dernières nouvelles, les jeunes ont été relâchés par faute de preuve contre eux.
L’insécurité semble être de mise dans le Hayré ces derniers temps puisque le 15 Avril, un véhicule de patrouille mixte de la gendarmerie et du détachement spécial du GTIA Elou des forces armées maliennes a sauté sur une mine entre Booni et Serma mais n’ayant pas fait de perte en vie humaine. Pourquoi la résurgence des violences en cette période dans le centre de Douentza ? L’usage de la violence par les forces armées est-elle la solution pour arrêter ces violences dans le Hayré ? Quelle approche pour atténuer ces violences dans le Hayré ?
Un sentiment d’injustice entériné par les clivages sociaux entre pasteurs et élites
Il est d’abord important de noter que le conflit de 2012, qui a vu le retrait définitif de l’Etat dans le nord, a été un facteur déclencheur de la libération des pasteurs nomades du joug élitiste. Les pasteurs nomades « Seedoobe » sous la domination des élites « Weheebe », depuis la période précoloniale jusqu’en 2012, ont vite développé des stratégies d’adaptation à la crise comme lors des crises écologiques précédentes (De Bruijn & Van Dijk, 1995, Sangaré, 2009 etcetera). Ces stratégies leur ont permis de comprendre qu’une autre alternative est possible sans leurs élites et sans l’Etat qui étaient quasiment absents dans la zone entre Avril 2012 et Janvier 2013. L’absence des forces de sécurité a occasionné des vols de bétails, des braquages à mains armées, des attaques etc. Certains pasteurs peuls du Hayré victimes de cette insécurité ont choisi de s’auto-protéger. Ils ont de ce fait intégré le MUJAO pour apprendre à se servir des armes pour leur autoprotection. Posséder une arme pour un pasteur nomade vivant dans un campement était une question de survie quand la crise battait son plein en 2012. La vie dans les campements était comparable à une jungle où c’est le plus fort qui dictait sa loi, selon nos interlocuteurs (Sangaré, 2013). Cette période a également été animée par de multiples affrontements entre Peuls et Dogons (l’attaque de Sari), Peuls et Touaregs (dans le Gourma et dans le Haoussa) etc.
Avec la reconquête du nord, les militaires maliens ont fait du désarmement des Peuls de cette zone une priorité. Ce désarmement, selon certains de nos informants, n’a pas été fait dans la règle de l’art puisque beaucoup de pasteurs nomades possédant « illégalement » des armes ont été dépossédés de leurs kalachnikovs et obligés à payer des sommes importantes comme pénalité sur instruction de l’élite locale. Le Hayré est, de ce fait, devenu une zone de grande insécurité après l’opération Serval en janvier 2013. C’est ce qui a motivé la création de l’Association Dewral Pulaaku par les pasteurs nomades se considérant comme victimes des exactions et des abus des forces armées. Au-delà des objectifs officiellement déclinés par cette association, elle vise à donner une voix aux nomades. Cette initiative des leaders pasteurs nomades pourrait également être considérée comme une contre voix du discours élitiste. Si les élites, en tant que chefs traditionnels et autorités locales, parlent au nom des Peuls du Hayré, il s’avère qu’ils défendent moins les intérêts des pasteurs. C’est pourquoi beaucoup d’entre eux se sont opposés à la création d’une association dont les leaders sont uniquement constitués des pasteurs nomades.
C’est ainsi que les arrestations de quelques leaders de cette association, après l’attaque de Booni, seraient perçues comme une complicité des élites avec les forces armées pour casser la dynamique enclenchée par les pasteurs nomades. Plusieurs témoignages encouraient dans ce sens puisque les deux leaders libérés dernièrement ont été arrêtés à leurs domiciles respectifs par les forces de sécurité.
Plusieurs questions sur les perspectives de ces évènements dans le Hayré dont nous n’avons pour l’instant pas de réponse taraudent notre esprit :
- Quelle sera la réaction de l’association Dewral Pulaaku après l’arrestation de certains de ses membres accusés d’être impliqués dans les évènements de Boulikessi et de Booni ?
- Quelles seront les relations entre les pasteurs nomades et les élites et aussi les pasteurs nomades et les forces armées ?
- Y’aura-t-il un dialogue entre ces belligérants pour dissiper les tensions dans la zone ?
- Quelle sera la position de l’Association Dewral Pulaaku et des pasteurs nomades lors des élections de base prochaine ?
- Quelles serait la conséquence de ces arrestations arbitraires de certains pasteurs nomades ?
Somme toute, la militarisation, en cours, de la zone du Hayré risque d’être le début d’une série de tensions entre les forces de sécurité et les communautés locales. Si les arrestations se poursuivaient, il est fort probable que les pasteurs nomades, soutenant que leurs arrestations seraient commanditées par leurs propres élites, pour les affaiblir et casser la dynamique de leur organisation (Dewral Pulaaku), s’organisent pour répliquer par la violence. Les pasteurs nomades du Hayré, ont côtoyé les rebelles indépendantistes, les djihadistes du MUJAO, d’autres communautés comme les Peuls Toleebé du Niger (réputés d’être des grands guerriers) pendant la période de crise. Ils ont également appris des alternatives pour échapper à la violence. Plusieurs scénarii sont envisageables si les exactions des militaires se poursuivent contre les pasteurs nomades. Si les attaques persistent dans la zone, il est évident que les forces de sécurité poursuivront les arrestations des supposés coupables. Les pasteurs nomades risquent de quitter la zone pour se réfugier dans les pays frontaliers (Burkina Faso et Niger). Cela les rendrait plus vulnérables et pourrait aussi les pousser à s’organiser avec d’autres communautés se trouvant dans la même situation pour combattre l’Etat. Un autre risque serait la radicalisation des jeunes pasteurs nomades qui pourraient se lier facilement aux groupes rebelles insurgés ou aux djihadistes, une fois hors du territoire malien. Pour ce faire, l’instauration d’un dialogue entre forces de sécurité et communautés pastorales du Hayré est nécessaire. Ce dialogue permettra aux uns et aux autres de se faire confiance et de collaborer dans le futur pour la lutte contre l’insécurité et le terrorisme dans la zone.