En septembre 2023, j’ai participé à la conférence de mi-parcours du MIASA (Maria Sibylla Merian Institute for Advanced Studies in Africa) sur Sustainable Governance in a Time of Global Flux à l’université d’Accra au Ghana. C’était la première fois que je me rendais à Accra et j’ai trouvé particulièrement inspirant de rencontrer des universitaires de différents pays africains et européens à Legon, l’un des plus anciens campus universitaires d’Afrique. (Bien sûr, si l’on considère l’histoire ancienne, l’Afrique a une longue histoire d’universités qui précède la création d’universités en Europe.) Comme c’est souvent le cas, ce sont les rencontres imprévues qui ont lieu en marge d’événements plus importants qui finissent par être les plus significatives – précisément parce que nous ne nous y attendions pas.
Ce blog décrit une de ces rencontres inattendues, au cours de laquelle j’ai rencontré par hasard une personne que j’avais vue pour la dernière fois à Kinshasa en 2015, à l’époque où j’y menais des recherches avec la communauté des réfugiés centrafricains. Près d’une décennie s’est écoulée depuis la fin de mon travail de terrain et, comme beaucoup de mes collègues, j’ai gardé le contact avec certaines personnes et en ai perdu contact avec d’autres.
Esatis, artiste et journaliste centrafricain vivant à Kinshasa, est l’un d’entre eux. Jusqu’aujourd’hui nous interagissons par l’intermédiaire de WhatsApp, notamment en commentant nos statuts WhatsApp. Lorsque j’ai commencé à poster depuis Accra, Esatis a commenté mes messages en mentionnant qu’il était heureux de me voir de retour sur le continent. Je lui ai répondu et il m’a demandé si je souhaitais rencontrer un membre de la communauté (c’est-à-dire un membre de la diaspora de la République centrafricaine) vivant à Accra. Je savais qu’il devait s’agir de Christ, dont j’avais perdu les coordonnées. J’avais raison. Esatis a ri. Pas plus d’une demi-heure plus tard, il m’a envoyé le numéro ghanéen de Christ. Plus tard dans la journée, Christ et moi avons convenu de nous rencontrer après la fin de la conférence.
C’est ainsi qu’un samedi soir, à Lapaz, un quartier populaire d’Accra, un grand jeune homme élégamment vêtu et parfumé entre dans le bar où nous jouions au billard avec des amis. Huit années s’étaient écoulées, mais nous nous sommes immédiatement reconnus.
J’ai rencontré Christ pour la première fois à Kinshasa en 2014, alors qu’il était un réfugié fuyant la violence en République centrafricaine. À l’époque, il était jeune et un peu imprudent. Son frère aîné s’inquiétait de son attitude insouciante et surtout de sa capacité à conduire une moto.
A l’époque, Christ, exaspéré par le manque d’opportunités d’études que lui offrait Kinshasa, m’avait fait part de son projet d’étudier au Ghana. Après notre séparation, Christ est retourné auprès de sa famille à Bangui, puis a poursuivi son voyage jusqu’au Ghana. Plus tard, rêvant d’étudier en Allemagne, Christ a tenté de rejoindre l’UE depuis la Turquie, où il a vécu, étudié et appris le turc. Comme il n’a pas réussi à poursuivre la trajectoire qu’il avait envisagée et après un incident de caractère raciste au cours duquel Christ n’a pas été autorisé à entrer dans un bar en raison de la couleur de sa peau, il a décidé de rentrer en Afrique, à Accra.
Retour à Accra 2023. Après une partie de billard, Christ a pris son téléphone pour me montrer des photos de notre séjour à Kinshasa. Il s’agissait de vieilles photos prises en 2015 qui semblaient sortir d’archives historiques. Elles me rappelaient les photos, décolorées par l’humidité, que l’on voit souvent accrochées aux murs des salons dans les tropiques. Sur l’une de ces photos, Christ et moi sommes debout et nousregardons sérieusement le photographe. Lui, il est adolescent et porte une chemise et une paire de jeans, et, moi, je suis enceinte de sept mois et porte une robe colorée.
Au cours de mes recherches à Kinshasa, j’ai pris de nombreuses photos et enregistré des entretiens, y compris avec Christ. J’avais recueilli des données qui, avec le temps, s’étaient transformées en petites archives d’une période précise de la vie d’un groupe d’étudiants réfugiés loin de chez eux. Je me suis alors rendu compte que je n’avais pas été la seule à enregistrer, collecter, archiver : Christ, lui aussi, avait des archives, qu’il transportait numériquement sur son téléphone. Je faisais également partie des archives de Christ et ces photographies en étaient la preuve. J’avais observé et étudié ses mouvements dans le passé, mais il avait également observé mes mouvements et en avait gardé une preuve numérique.
Nous avons quitté le bar de billard et nous sommes dirigés vers l’une des rues où la communauté francophone d’Accra a l’habitude de se rencontrer. C’est une rue remplie de bars en bordure de route où se rencontrent des Gabonais, Centrafricains, Congolais, mais aussi des Guinéens-Equatoriens. Nous nous sommes assis à un bar, avons commandé des bières et j’ai commencé à respirer l’atmosphère qui m’entourait… sur une table debout, deux jeunes filles tenaient une conversation joviale dans un mélange de français et de sango (la langue nationale de la République centrafricaine). À côté d’elles, deux hommes parlaient à haute voix en espagnol – des “Equatos”, m’a-t-on dit. Deux amis gabonais de Christ sont passés et nous ont salués en français. Les haut-parleurs du bar voisin diffusaient de la musique ndombolo (style de musique congolaise).
En discutant avec Christ dans ce contexte (tout en gardant ces photos à l’esprit), je me suis sentie branchée, connectée, comme si je faisais à nouveau des recherches sur la communauté centrafricaine. Je faisais partie d’un réseau. En tant qu’ethnographes, nous observons et sommes constamment à la recherche de connexions. Pourtant, nous avons tendance à oublier que nous sommes également observés et mis en réseau. Christ et moi, nous avons parlé de Bangui, de Kinshasa, du voyage de Christ en Turquie et des vacances de sa mère au Togo. Il y avait un sentiment particulier de familiarité qui n’était pas lié au lieu, car je n’avais jamais été à Accra auparavant. Mais il était lié au réseau, ne serait-ce que dans le rôle de la chercheuse qui surgit de temps en temps à différents endroits du réseau.
Il semble plus facile de quitter un site physique de travail sur le terrain que de s’éloigner d’un réseau, surtout dans l’ère du numérique. Connecté à Esatis, je me suis reconnecté à Christ et j’ai donc découvert une partie de la francophonie d’Accra. La reprise de contact s’est faite naturellement, comme si huit ans ne s’étaient pas écoulés. Avant de nous séparer, Christ et moi avons pris une nouvelle photo. Nous avons pris la même pose que huit ans auparavant, afin d’enrichir notre collection numérique. J’attends déjà avec impatience la prochaine rencontre.