“Un musulman n’habite pas chez moi”

Le Tchad est un pays fortement influencé par les questions religieuses. Cette influence a conduit à une polarisation selon laquelle un enfant qui est né dans une famille prend automatiquement la religion de ses parents. Le changement de religion de l’enfant devient donc un conflit au sein de la famille.

Aux horizons du crépuscule en juin 2021, Steph, comme à l’accoutumée, regagne la maison après avoir passé toute la journée avec ses amis à discuter au carrefour. Perdu dans ses pensées qui jonglent entre la vie chère et la perspective de faire ses études à l’extérieur au détriment de son pays où rien n’est rose, Steph se pavane tous les jours à longueur de journée, tourmenté.
Le jeune homme de 20 ans est issu d’une famille chrétienne et comme tout enfant, il suit la religion de ses parents. Dès son bas âge, il a été éduqué à la manière chrétienne. Il vient tous les dimanches matin à l’école du dimanche où on inculque aux enfants l’éducation biblique à travers la vie de Jésus-Christ sur la terre. Steph a pour amis des personnes qui ne sont pas de sa religion, donc des musulmans. Mais ce choix n’a aucune influence sur sa vie chrétienne car certains jours, ses amis musulmans l’accompagnent même à l’église. Ce comportement et la fréquentation de Steph sont vus d’un bon œil par ses parents qui trouvent normal que leur enfant fréquente des enfants d’une autre religion.

« C’est normal pour moi de laisser Steph fréquenter les amis musulmans parce que même moi, j’en ai. Pour moi, l’essentiel est qu’il garde sa foi », nous explique la mère de Steph.

Pour la maman de Steph, le choix d’amis de son fils ne doit pas avoir d’incidence sur sa religion. « J’ai toujours éduqué mon enfant dans le christianisme et dans la religion chrétienne, il est formellement interdit de faire de la ségrégation. Raison pour laquelle je ne peux pas interdire à mon fils de fréquenter des amis musulmans. Tant qu’il garde sa religion, moi ça me va », dit-elle dans un air assez décontracté.

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Dans un pays comme le Tchad où la polarisation va galopante entre musulmans et chrétiens, il est difficile aux deux religions de cohabiter pacifiquement. Le déclic était parti de la guerre civile de 1979 qui a déchiré le tissu social entre les communautés. Dès lors, les mentalités ont changé. Certains parents, ayant encore les stigmates de la guerre, inculquent à leurs enfants que la seule meilleure religion est la leur. Naquit alors la méfiance entre les religions. La polarisation s’est solidement ancrée, à telle enseigne qu’il est presque impossible de s’en défaire.

Ce matin, au marché de Kokaga, l’effervescence est de mise. Des marchandises sont étalées un peu partout, l’on peut apercevoir des moutons, des céréales et bien d’autres denrées. Les commerçants, voulant à tout prix attirer l’attention d’éventuels clients, ne cessent de crier à tout va. Mais ce qui pique le plus la curiosité des passants est la dispute assez violente entre un éleveur venu vendre ses moutons et un cultivateur qui veut écouler les produits de son agriculture.

Au milieu de tout ce brouhaha, Steph et ses amis musulmans, venus pour « se rincer les yeux », s’efforcent de contenir leurs rires. Ils sont loin de se douter que leur amitié est menacée car les parents de Steph qui, inquiets, commencent à appréhender la fréquentation de leur fils.

En effet, le voisinage de la famille de Steph a rapporté aux parents de ce dernier qu’à force de le laisser fréquenter des musulmans, ceux-ci risquent de l’islamiser. Étant instruits, les parents de Steph ont fait fin de ces remarques jusqu’à ce qu’un jour, un oncle paternel vienne habiter dans la concession pour alimenter les flammes de la polarisation autour du problème musulman-chrétien. Ce fut donc le début des problèmes.

Les amis de Steph n’ont plus le droit de lui rendre visite à la maison. À chaque fois qu’ils s’y rendent, ils sont chassés par l’oncle de Steph qui avance comme argument « qu’ils ne sont pas de la même religion ».

Un jour, autour de la table lors d’un repas auquel les amis musulmans de Steph étaient conviés, l’oncle de ce dernier pousse le bouchon trop loin en martelant qu’il était inadmissible de partager le dîner avec des personnes d’une autre religion. Ce comportement désolant affecte toute la famille qui soupçonne Steph de vouloir s’islamiser.

« J’ai trouvé une traduction en français du Coran dans les affaires de Steph », confie sa maman.
Steph s’est-il islamisé ? L’influence de ses amis musulmans ont-elles eu des effets sur lui ? Telles sont les questions qui taraudent la famille de Steph.

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Il est 13 heures, l’heure à laquelle la famille déjeune. Ce jour là, quelque chose d’inhabituel se produit. Steph n’a pas fermé les yeux au moment de la prière avant de manger. En tout cas, c’est ce que remarque Anita, la sœur de Steph qui a voulu espionner son frère. Le soupçon devient de plus en plus sérieux.

Steph a ensuite été surpris par son frère cadet en train de faire les ablutions. La nouvelle s’est propagée comme une traînée de poudre et est tombée dans les oreilles de la maman de Steph. C’est là où les hostilités sont réellement déclenchées.
Rachel, la mère de Steph, n’a pas tardé à faire une descente musclée dans la famille de l’un des amis musulmans de son fils. Elle a interdit, avec agitation et querelles, à cet ami musulman de ne plus fréquenter son fils car selon elle, il amène son fils à la perdition en l’écartant du chemin de Dieu.

Des accusations que la mère de Moustapha voit d’un très mauvais œil. Pour cette dernière, il est inadmissible de traiter son enfant de la sorte et de surcroît, dans sa propre maison. Les deux mères se sont échangé des mots violents et il a fallu l’intervention des voisins pour les séparer.

Depuis ce jour, la tension est vive entre les deux familles. La guerre nord-sud, chrétien-musulman est déclenchée. Bien que la vie ait repris son cours normal dans la ville, les tensions planent comme une épée de Damoclès sur les deux familles.
Le Tchad est fracturé depuis des lustres entre un Nord-musulman et un Sud-chrétien. Cela a profondément marqué les relations entre les communautés. Des associations de jeunes tentent de dépasser ces clivages pour construire une société plurielle, mais les politiques profitent de la situation pour soit gagner de l’électorat, soit pour utiliser la religion comme un appât. La guerre civile de 1979 a été le point culminant de cette manipulation.

Les propos comme que les Sara (communauté chrétienne au Sud du Tchad) sont des kirdis (mot pejorative pour ceux du Sud) et qu’ils ne sont pas de notre religion donc il ne faut pas les fréquenter, ou bien que les doum (mot désignant les musulmans du Nord du Tchad) sont méchants sont des phrases que les parents inculquent à leurs enfants.

Interdiction de sortir, surveillance accrue, Steph vit désormais sous une pression insupportable. Son père a dû intervenir pour calmer les choses. Enfant obéissant, il se soumet aux conditions de ses parents qu’il observe à la lettre. « Je ne voulais en aucun cas offenser mes parents, mais je souffrais dans mon âme car j’étais comme un prisonnier. Prisonnier dans mes propres pensées, prisonnier dans mes attitudes et mouvements », nous confie Steph.

Une fois les tensions calmées, Steph décide de quitter le pays pour suivre ses études à l’extérieur, ne pouvant pas le faire au pays car les conditions ne sont pas réunies. C’est à contrecœur que ses parents le laissent partir. « On n’avait pas le choix, entre temps, que de le laisser partir. On avait cette peur de le pousser dans l’islam étant hors du pays. Mais on n’avait pas le choix », lâche sa mère.
Pour aller à l’étranger, il devait passer nécessairement par N’Djamena, la capitale, pour faire ses papiers. Arrivé à la capitale, Steph se sent peu à peu vidé de lui-même. Il lit à longueur de journée la Bible, mais n’y trouve pas satisfaction car il a perdu tout le plaisir qu’il prenait à le lire avant de goûter à l’islam.

Cette situation le ronge de culpabilité mais déterminé, Steph décide de suivre son cœur et revient donc à l’islam. À N’Djaména, loin de ses parents qui sont stricts par rapport à son choix religieux, Steph se promène librement dans les quartiers, se sentant enfin lui-même.
Dans ses innombrables balades, il tombe un jour, au quartier Diguel, sur un de ses amis musulmans de Kokaga. Dans ce quartier majoritairement musulman, tout le monde se presse pour faire les ablutions à l’approche de l’heure de la prière. Entre l’appel du muezzin et la purification des fidèles, Steph est resté dubitatif. Bien que loin de ses parents, le jeune homme est toujours traumatisé par l’époque où ces derniers lui interdisaient de suivre la religion qu’il aimait. « D’un côté, il y a ma mère qui est sacrée, je ne peux pas lui désobéir », s’est résolu Steph.

Mais aura t-il la conscience tranquille s’il ne suit pas son cœur ? La religion est une conviction ou un choix ? Tant de questions !
Au bout du compte, il prend son courage à deux mains et se décide à faire ses ablutions pour prier avec les autres fidèles musulmans. Et ce fut ainsi qu’il décide de ne plus laisser les mots de ses parents le pousser à abandonner sa conviction d’être musulman.
Steph continue de prier en cachette jusqu’à ce qu’il soit surpris par son grand frère qui, au grand étonnement du jeune homme, trouve qu’il n’est pas normal de se cacher pour pratiquer sa religion si c’est vraiment le chemin qu’il veut prendre. Steph n’en croit pas ses oreilles. C’est la première fois que quelqu’un de sa famille ne le juge pas pour son choix religieux. Cela fut jalousement gardé par le grand frère comme un secret de polichinelle.

Trois ans plus tard, Steph est enfin rentré avec un diplôme en Gestion des ressources humaines. Ces années loin du pays ne l’ont pas écarté de l’islam. Elles ont au contraire renforcé sa croyance. La famille, voyant qu’il continue à prier, décide de lui donner sa liberté et le laisser pratiquer sa religion sans critiques. Car, dit son père, « malgré tout ce qu’on a fait, il continue. Laissons-le. Il ne va pas changer. D’ailleurs c’est un intellectuel maintenant ».

« Ce jour, je me sentais moi-même. Enfin ma famille m’a accepté avec le choix de ma religion », se réjoui Steph.
Depuis ce jour, les parents de Steph ont compris que la religion est un choix de chacun et ne doit pas constituer un instrument de division dans les communautés. La paix est revenue entre la famille chrétienne de Steph et celle musulmane de son ami.

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